Derrière ses yeux

Derrière ses yeux

L’homme qui gît sur la chaussée n’a pas eu de chance. Une mauvaise rencontre au mauvais endroit, une parole déplacée et le voilà la gorge tranchée. Premier sur une liste en évolution exponentielle.

Un peu plus tôt dans la journée, la vie avait basculé pour Nusret. Le taxi n’avançait pas vite. Ici tout va lentement de toute façon. La vie est à nouveau figée depuis le 30 août 2021. Alors un peu plus vite ou un peu moins, cela ne change rien. Une heure plus tôt, dans le taxi, Nusret repensait à sa sœur. La dernière fois qu’il l’avait vue, il l’escortait. Elle avait un rendez-vous secret chez son professeur de chant. Seulement, elle était trop belle pour prendre le taxi toute seule. Alors Nusret avait joué le chaperon, pour elle. Pour elle qu’il aimait et pour laquelle il était prêt à sacrifier ses envies. Ses parents l’avaient imploré. Il avait accepté. Il avait été forcé de s’habiller. À la mode. Ce dont il a horreur. Pourtant, ce n’était pas facile pour lui. Si les femmes doivent se couvrir lorsqu’elles sortent de chez elles, se couvrir dans les règles de la décence, lui en avait été réduit à se déguiser : cheveux courts et barbe longue. Depuis des mois qu’il se laissait pousser les cheveux tout en s’épilant régulièrement le visage – sourcils compris – il se plaisait beaucoup. Mais les Américains étaient partis, les talibans revenus, et le pire recommençait. C’était il y a trois mois. Sa sœur, Laylâ, ne portait pas le tchadri. Le chauffeur lui avait fait une remarque déplacée. 

– « La liberté des femmes ne se voile pas et tes talibans ne seront pas éternels ! » avait répliqué Laylâ. « Ils déshumanisent la moitié de la population du pays. L’Afghanistan avance. Toi tu recules, vieil homme. Tu embrasses le passé des dégénérés. »

– « Le Prophète dicte sa loi ! » avait éructé le chauffeur. Salement. Très salement. Avant d’ajouter à l’attention de Nusret :  « Je n’approuve pas les talibans, mais ta sœur ne doit pas s’habiller comme une pute. Apprends-lui le respect de l’homme si tu veux qu’elle vive. »

Laylâ avait fulminé entre ses dents. Nusret avait entendu. Lui aussi pensait que cet homme était un pleutre. Mais de là à le tuer !

Maintenant, Nusret marche dans la rue. Il fuit à petits pas, un poème au coin de sa bouche.

Je suis accro à tes yeux, tellement

Que si tu me quittes, ma mort est certaine

Mes amants me désirent tous comme on désire une femme …

Même s’il voulait courir, il ne le pourrait pas. Le tchari n’est pas adapté à sa course. Dans tous les cas, aucune Afghane ne court dans la rue. Même si un homme l’importune. Elle subit. 

Lui n’est pas vraiment une femme, pourtant il agit. Il s’agite, il se redresse, il marche, il s’expose dans son tchari. Il expose ce qu’il lui est possible d’exhiber : ses yeux. En trois mois, ses cheveux ont repoussé, sa barbe a disparu à force d’épilations régulières en se frottant d’abord avec un coton imbibé de bicarbonate de soude avant l’application de cire chaude. Il s’épile aussi les sourcils, se pose du khôl sur le bas des paupières, un khôl noir qui amplifie une plongée dans ses yeux. Il se peigne les cils. Pourtant, il n’imite pas les Occidentales, ou les Occidentaux dans son genre. Non. Il met en valeur le naturel de ses yeux verts, particularité si rare dans son pays qu’une jeune femme prise en photo voilà des années a fait le tour du monde sur la couverture d’un magazine international. Il lui ressemble. Quand elle était jeune. Quand elle fixait l’objectif comme doit le faire une femme décidée à résister.

Aucun œil ne jaillit en regard

Et aucun regard n’a appris par cœur

L’alphabet du voir

Les yeux 

Ne sont que des pourvoyeurs d’informations visuelles. 

Il se rappelle les yeux de sa sœur ce jour-là. Elle aimait son professeur de chant. Elle en était amoureuse. Sans réciprocité parce que lui n’aimait pas les femmes, même jolies comme Laylâ. Mais Laylâ avait une voix tellement envoûtante qu’il lui permettait les espoirs les plus fous. Il était prêt à accepter de l’épouser. Pas à lui faire des enfants. Ça tombait bien parce que justement, les enfants n’étaient pas pour elle. La liberté, elle la voyait totale. Femme et libre. Elle en avait souvent parlé à son frère, lui qui n’était ni homme ni femme. Libre. Libres, elle et lui. Libres et dans leur pays. Afghan.e.s et libres. Malheureusement, la vie en avait décidé autrement. Ce cours de chant avait été son dernier. Elle ne l’avait jamais terminé. Une brigade de talibans avait explosé la porte, un des barbus avait sauté sur son professeur, son futur mari pour de faux. Il l’avait poignardé en le traitant de sale pédé. Les talibans avaient ri, heureux de leur retour, heureux avec les frustrés du pays, horde de brutes endoctrinées de dogmes religieux bien éloignés des chants que l’Islam engendrait à une époque où quelque part, pas si loin ailleurs, Farîd od-dîn ‘Attâr déclamait le Cantique des Oiseaux.

S’adressant à un homme, Abbâsa dit un jour :

« Sache donc, toi qui aimes, que si le mal d’amour

Se lève même un peu et illumine un cœur

S’il s’agit d’une femme, un homme naîtra d’elle

Et il engendrera une femme s’il est homme. »

Laylâ avait essuyé une larme, puis elle s’était jetée sur un couteau. Avant que les balles qu’elle était en train d’encaisser ne la transforment en mariée de la mort, elle avait tranché la gorge du tueur. Mais ça, c’était avant.

Maintenant, Nusret marche. Il rentre chez lui, chez ses parents. Ses parents sont muets. Comme toute une partie du pays. Ses parents ont pleuré sa sœur. Longtemps, très longtemps, pour toujours. Ses parents ont peur pour lui. Comme ils avaient peur pour elle. Ses parents n’ont eu qu’eux. Eux deux. C’est tout pour une vie qui s’arrêtera dans le chagrin. Ses parents ont peur. Et pourtant, ils le cachent. Ils l’aiment tant, leur fils-fille. Il est devenu les deux à la fois, elle et lui. Elle vit dans ses yeux, il survit dans cet État en démesure. Il est unique. En occident, il serait iel. Ici, il est une incongruité ou un objet sexuel. Dans l’absolu.

Dans l’absolu, parce que dans les faits, il est une nouvelle race de guerrier.re non genré.e, de résistant.e. Il marche dans la rue comme une femme, comme une femme d’âge mûr, en baissant la tête. Il marche lentement pour que le couteau encore sanguinolent qu’il a attaché sur sa cuisse n’apparaisse pas aux yeux des rares passants. Le tchadri permet de tout dissimuler. La prochaine fois, il s’armera d’une Kalachnikov.

Le chauffeur de taxi aura été sa première victime. Trois mois après le meurtre de sa sœur. Trois mois après qu’elle ait été dénoncée. Nusret est persuadé qu’elle a été vendue par ce chauffeur à qui il vient de trancher la gorge. Sans aucun regret. L’homme, soumis aux talibans, était un indic. Il a rejoint l’enfer. Il espionnait Kaboul, Kaboul l’a tué.

Ville de feu, ville de fumée, ville dénudée

Ville aux habitants séparés, si éloignés

Ville muette, ville vertige, ville hébétée

Ville d’errance et de délires, ville forcenée. 

Depuis ce jour, Nusret est devenu un mythe mystérieux. Pas seulement pour le taximan – le premier – mais aussi pour les autres talibans à qui il a pris la vie afin que la peur change de camp. Un, puis un autre, puis un autre, encore un, encore un. Pendant quelques semaines. Un de temps en temps. Six et c’est tout. Parce que dans tout le pays, la légende s’est propagée. La même scène s’est répétée au cours des mois. Une femme, le regard caché derrière la grille de son tchadri bleu profite du moment où elle croise un taliban isolé dans une rue déserte pour lui demander son chemin et lui offrir celui de son paradis ou de son enfer en lui sectionnant la gorge. Une femme, et une autre et une autre encore et plein de femmes. Nusret rit en pensant que sa sœur est vengée. Nusret rit parce que peu à peu, la peur gagne les talibans. Certains ont commencé à tailler leur barbe parce que même si une de ces femmes, emprisonnée par son tchadri, subit une arrestation – puis la mort – son geste donne du courage aux autres femmes, celles qui deviennent des guerrières, celles qui bientôt reprendront le contrôle. Celles qui rendront à celles qui pleurent leur liberté.

J’ai appris l’hymne de la liberté

Dans les derniers soupirs, dans les vagues de sang, dans la victoire

Ne me crois plus pauvre et faible, mon frère, toi né comme moi 

sur cette terre

Auprès de toi, avec toi, j’ai parlé d’une seule voix pour sauver

ma patrie. 

Nusret se rend compte qu’il a engendré une révolte qui – a priori, au vu des règles de la charia – ne le concerne pas. Elles ne le concernent pas parce qu’il est né homme. Il l’est certainement aux yeux des autorités. Il l’est certainement aux yeux des talibans qui ne le voient plus parce qu’il ne sort plus que costumé.e en Afghane. Alors, cette révolte le concerne. Et il lui arrive de marcher avec d’autres fantômes bleutés, ces silhouettes qui hantent même les villages reculés et sèment la mort à l’arme blanche, à la projection d’acide, au pistolet et même à la Kalachnikov. Parce que c’est tellement facile de se dissimuler sous cette tenue imposée et tellement difficile de se faire identifier. Nusret continue à se réciter des poèmes de femmes. Mais ce qui le fait sourire, c’est qu’il a découvert que derrière certaines de ces silhouettes tueuses, nappées du bleu du tissu, des hommes ont rejoint le combat des femmes afin de préparer un nouvel État, mixte, libre et heureux. Hommes et femmes.

Des contraires qui s’opposent fécondent notre monde

Ah, Seigneur, qu’il est beau comme tu l’as fait, ce monde ! 

Et sous le tchadri, comme dans la vraie vie, un regard dans des yeux prisonniers n’offre jamais la vérité d’un genre ou d’un autre. 

***

Hormis celui de Farîd od-dîn ‘Attâr, les extraits de poèmes proviennent du livre « Le cri des femmes afghanes » Anthologie établie et traduite par Leili Anvar aux Éditions Bruno Doucey.

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