COEUR SAIGNANT

Cette nouvelle est parue dans la revue LE VENTRE ET L’OREILLE #7 que je vous engage à lire sur le web. L’illustration a été choisie par leurs soins et je l’adore.

Elle, enfant. Elle, petite fille heureuse. Là, un ciel turquoise se ponctue de gros nuages rosés s’effilochant au-dessus du Montana. Elle, c’est Shirley. Shirley, c’est moi. Je joue comme une enfant de dix ans jouait à cette époque. Les toits de la ferme familiale n’étaient pas encore recouverts de rouille. Ma poupée dans la main, je lui caresse la poussière ancrée dans ses petits habits qui n’ont jamais été neufs pour moi. Mon père est parti à la ville dans son vieux pick-up truck. Ma mère s’affaire dans la cuisine. Mes frères, mes aînés, sont à la chasse avec leurs fusils. Ils ne sont pas très bons au tir. Ma mère n’a aucun souci pour préparer leurs méfaits. Un lapin parfois, un maigre oiselet d’autres fois. Rien, la plupart du temps. Enfin, à cette époque, ils ne font que suivre le sens des vents, les traditions. Ils sont heureux à leur manière. Moi, je ne les condamne pas. Ça ne m’intéresse pas du tout. Alors, je joue.

Quand il est rentré, mon père avait une surprise pour moi. Je me le rappelle très bien. Je suis en train de parler à ma poupée, en train de lui expliquer qu’elle est belle comme mon bébé, que je l’aimerai toujours, qu’elle grandira et qu’un jour elle sera une belle dame avec de beaux vêtements, avec de beaux bijoux, avec de beaux sourires pour faire plaisir à un prince qui la demandera en mariage. Mais pas de prince avec mon père. Mon père se gare, m’appelle avant de m’inviter à regarder l’animal qui se tient tremblotant à l’arrière de son pick-up. C’est une petite brebis. Pas un agneau, mais encore une enfant, une enfant animale. Mieux qu’une poupée ! Je suis folle de joie ! Je me précipite vers elle. Je la fais descendre. De ce jour, je l’attache à moi, sans laisse, sans contrainte, juste avec de la douceur. Elle s’appelle Betty. Enfin, c’est moi qui ai choisi.

Je grandis sagement avec Betty. Je vais à l’école, mais dès que je rentre, je fonce dans la grange où mon père lui a installé une stalle. Moi, j’ai tout décoré ! J’ai passé des samedis à peindre, à lui tracer des couleurs dans sa vie de brebis, à reproduire un paysage pour lui enseigner la liberté. Avec des paillettes dans son ciel. Parce que quand je ne suis pas là, elle a un tout petit enclos dans lequel elle se sent triste. Je le vois à ses yeux lorsqu’elle me regarde quand je la sors avec moi pour la promener. Mon père n’aime pas trop ça. Il n’aime surtout pas quand je ne l’attache pas. Mais je ne veux pas. Elle non plus. Elle préfère quand elle trottine à mes côtés. Elle se sent bien. Je lui parle, elle ne me répond pas, mais quelque part, je perçois son envie de communiquer. J’aime quand son museau est tout doux, comme du velours. Un velours blanc, soyeux. Elle mange de l’herbe ou du foin à longueur de journée, mais parfois, je lui fais cadeau d’un petit morceau de pain trempé dans du lait. Un vrai régal ! Lorsque je mange, j’aimerais bien lui offrir plus qu’un bout de pain. Je ne peux pas. Moi, j’aime bien le poulet, la dinde et le porc. Pas trop les sucreries. Pas vraiment les légumes non plus. Personne ne mange de légumes chez nous, enfin à part les patates et le maïs ! Mais une brebis se doit de respecter un régime végétal. Pas de biscuits !

Les années sont passées gentiment. Pas beaucoup. Un peu plus de deux, un peu moins de trois. C’était un beau jour de fin d’hiver. Chacun s’activait comme d’habitude. Enfin, pas tout à fait. J’aurais pu me méfier. Mon père a le pick-up. Je ne sais pas où il est parti. Mes deux frères sont dans le corral. Ils attendent. Brusquement, je suis prise d’un espoir indicible. Mon père va ramener un cheval ! Ou un poulain ! Bien que ce ne soit pas mon anniversaire, j’espère quand même que ce sera pour moi. Mes frères ont déjà le leur. Je me précipite vers Betty. Je lui explique que même pour un cheval, je ne donnerai pas notre royaume enchanté. Avec elle. Je lui dis que c’est normal d’avoir un cheval, mais que je le dresserai pour qu’il s’adapte à sa marche de brebis. Pas toujours, mais souvent ! Quand la camionnette de mon père arrive, je suis encore avec Betty dans son enclos. Je me précipite dehors, mais ma déconvenue est terrible. À l’arrière du pick-up, un énorme bélier occupe toute la place. À peine le moteur est-il arrêté que mes frères accourent. Ils aident mon père à le faire descendre sans aucun ménagement. Ils le tirent jusqu’au corral. Ils le lâchent. Et là, l’horreur se déchaîne ! Pour moi. Pour Betty que mon père m’a demandé d’amener. J’ai refusé. Je suis tétanisée. Mes frères se font une joie de prendre ma place. Hurlant de rire, ils tirent Betty vers lemâle qui l’attend. Ils rient comme des fous. Mon père les encourage. Dès que Betty est lâchée, le gros mâle priapique se jette sur elle. Je pleure. De grosses larmes. J’ai peur pour elle. Elle crie. J’ai mal pour elle. Elle couine. Le bélier lui grimpe sur le dos. J’ai l’impression qu’il lui mord l’oreille. Il la bourre de coups. Elle bêle, bêle, bêle. Plus elle bêle, plus mes frères rient. Plus mon père les encourage. Les gros mots fusent. Les acclamations se succèdent à chaque coup de boutoir que l’énorme mâle inflige à ma princesse souillée. Le premier cours d’éducation sexuelle de mes aînés ! Le mien aussi. Mon premier viol. Enfin, le seul auquel j’ai assisté.

Les mois suivants, Betty est devenue triste et grosse. Triste parce qu’elle a perdu toute sa fraîcheur, toute son enfance. Avec la mienne. Je tente de la consoler, de la faire rêver. Je lui explique qu’un jour, on lui trouvera un vrai fiancé. Un bélier qui sera gentil, attentionné, amoureux. Je la caresse doucement. Je la berce aussi en lui chantant des chansons d’enfance. Cent cinquante jours plus tard, elle accouche d’un agneau. Pleine de douleur, elle donne la vie. Sans envie. Sans amour. Le bébé est mignon. Je l’aime bien. Moins que sa mère, mais quand même un peu. Puis la vie suit son cours. Le bébé grandit. Pas longtemps. J’ai à peine le temps d’apprendre à résister à son regard d’ange que déjà l’avenir s’annonce. Mon père est ravi, car nous avons du lait avec lequel ma mère fabrique des fromages. Ils m’ont demandé de traire Betty, mais j’ai refusé. J’aurais du mal à lui tirer sur les tétines pour lui voler ce qui devrait être sacré, sacralisé. Je suis abattue. Je ne comprends pas.

Un jour, pour le repas de midi, nous sommes réunis, comme tous les dimanches. Je ne suis pas malheureuse. J’ai parfois envie de pleurer, mais c’est la vie. Ça te passera me dit ma mère ! Tu grandiras. Ton cœur s’aguerrira. C’est comme ça ! Pour vivre, certains en mangent d’autres. Depuis toujours. La voix de ma mère est douce. Elle inspire confiance. Je me dis qu’elle a ses raisons, que je dois sortir de l’enfance pour devenir raisonnable, accepter l’inévitable. Depuis trois jours, je suis couchée. Unegrippe de saison. Pas bien méchante, mais je suis restée à dormir jusqu’à ce matin. Le repas sent bon. J’ai faim. Je suis prête à me battre, à grandir. J’ai une faim de loup ! Ma mère a cuisiné une tarte aux poireaux. C’est la seule manière de manger des légumes. Quoique mes frères ajoutent une tonne de ketchup ! Je me contente de la manger sans assaisonnement. J’aime le goût des poireaux. Je m’en rends bien compte. Évidemment, juste après, parce que c’est dimanche, la viande arrive. Avec le maïs grillé et les patates ! Je suis étonnée que ce ne soit pas du poulet. Mais la maladie m’a enfin quittée et j’ai faim. Je veux reprendre des forces pour aller voir Betty et son petit. J’aime ma famille. J’aime aussi Betty et son agneau. Autour de la table, chacun s’exprime gentiment. Ma mère me sert en premier. Je suis d’abord étonnée de voir la viande si rose. Elle est saignante. Ma mère sert mes frères, mon père. Elle se sert enfin. Chacun attend. À peine s’est-elle rassise que les trois goinfres mâles se ruent sur la viande. Mon père en rugirait de plaisir. Je me coupe un petit bout, ramasse une bonne fourchetée de pommes de terre. Elles sont comme je les aime, croustillantes, dorées, salées à point. Ma mère a rajouté quelques herbes. C’est vraiment le régal dominical ! Tout le monde sourit. La salle à manger est chargée de cette odeur parfumée qui sied au jour de repos. La simplicité dans le bonheur !

Alors que je m’apprête à porter à ma bouche un autre morceau de viande — le premier m’a bien plu — mon père s’exclame : « Eh ben l’an prochain, quand ta brebis aura fait un autre petit, j’espère qu’il sera aussi bon que celui-là ! »

Mon cœur se soulève, je vomis, je dégueule, je gerbe. Je pleure en même temps. L’écœurement est derrière mes dents, mais surtout, au fond de mon cœur. Des larmes ruissellent sur mes joues. Mes sanglots éclatent comme un tonnerre. Mon père, mes frères arrêtent de se gaver. Ils me regardent avec une incompréhension totale. Ma mère comprend. Je quitte la table, je cours à la grange, je me précipite vers Betty. J’ai la nausée et les mains sales. Beurk ! Je viens de manger de la viande pour la dernière fois de ma vie.

— Qu’est-ce qu’elle a la petite ? a demandé mon père à ma mère.

Plus tard, ma mère me racontera qu’elle lui a juste signifié que je devenais femme.

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