Je vous écris du futur. Je vous écris du futur, évidemment. Je vous écris du futur car si j’avais écrit avant, jamais vous ne m’auriez lu. Je vous écris du futur parce que vous attendez que je vous entretienne du monde d’après. Vous entretenir du monde d’après ? Belle rigolade. C’est avant que vous auriez été en mesure d’entretenir le monde. Pas après. Après, c’est déjà tard. Après, le monde est resté monde. Après le monde est resté terre. Après le monde s’est encore ouvert, la terre s’est détournée. Après, je suis parti. Après, j’ai marché. Sans regarder. Ni derrière ni devant. J’ai juste regardé maintenant. J’ai avancé. Enfin je crois. Et si je n’ai pas avancé, je me suis déplacé. Et si je me suis déplacé alors j’ai bougé. Alors, j’ai bougé de là. Alors j’ai quitté votre présent.
Jusqu’au papillon. Jusqu’au cri du papillon qui volait sur ce monde-là. Qui volait ici et maintenant.
D’abord, je n’ai pas vu le papillon. Je l’ai entendu comme un souffle, un éclair dans la forêt, une ombre bruissante, un morceau de soi déchiré.
– Qui est-ce ? s’est-il hasardé sans nécessité. Que vient-il faire ? a-t-il pensé, comme un arbre interprétant le dérèglement du vide autour de lui.
Moi aussi je me suis posé des questions quand il s’est dirigé vers moi. Que cherchait-il ? Un souvenir ? Mais les papillons ont-ils le temps de se construire des souvenirs ? Une vision ? Mais laquelle pouvais-je lui offrir ? Celle d’un individu sans passé, sans futur, sans rêve, sans âme ? Avec seulement un corps. Il m’a vu surpris, mais pas tout à fait. Intrigué sans doute. À tous les coups, il est humain ! a-t-il lâché. Trop humain. Il est peut-être aussi animal, a-t-il pointé en virevoltant jusqu’à frôler les pointes de mes cheveux tressées.
Alors, j’ai repris ma marche. Je ne me suis pas vu marcher. C’est lui qui m’a raconté. À chaque pas, je me suis allégé de ces pelures qui me différenciaient encore de l’animal qu’il cherchait en moi. Alors il a tourné, tourné, tournoyé, m’arrachant à chaque passage, une trace de vêtements, un reste d’humanité. Je suis redevenu sauvage.
Je vous écris du futur, car je suis parti quand tout s’est immobilisé alors que j’espérai – avec quelques autres – une vraie mobilisation. Regardez autour de vous. Juste à portée de main. La vôtre, pas la mienne. Arrêtez de regarder ce qu’entendent les autres. Soyez conscients de vous. Là, ici et en ce moment. N’essayez pas de visualiser demain. Regardez ce que vous voyez devant vous : des accumulations, des sophistications, des combinaisons, des absorptions, des dénégations, des aliénations, des démangeaisons. LA TERRE EST NOTRE MÈRE. Je jette ça comme ça. Pour rien. Ça ne date pas de maintenant. Ni même d’hier. C’est écrit dans la nature. C’est écrit dans Dieu si vous ne lisez pas Spinoza. C’est inscrit dans les géographies, les géographies physiques et les géographies intimes. C’est inscrit dans les rocs, enfoui dans les terres, dessiné dans les nuages, tatoué sur nos peaux, esquissé dans le climat.
Vous aimez ce mot, non ? Climat. Vous lui accolez des adjectifs de votre aujourd’hui. Des adjectifs météorologiques. Climat tempéré, semi-aride, arctique, ensoleillé, solaire, frais, caniculaire. Ou même des adjectifs de situation. Climat délétère, malsain, anxiogène, serein, tendu, favorable, ambiant. Vous lui collez même des compléments. Climat de merde ! hurle le papillon dans le coeur crevé d’une fleur sans pétale.
La terre est encore notre mère. Je jette ça pour de bon. Pour vous dire. Avant, dans votre monde d’avant, vos mères se sont éteintes au cours d’une pandémie sans fin. Vos pères les ont suivies par habitude, par amour ou par chagrin. Vous n’avez pas tombé vos masques, vous vous êtes abrités derrière, vous avez prétendu protéger. Certains d’entre vous ont même envisagé de sauvegarder. Mais vous avez enterré les Anciens sous la puissance de vos nouveautés. Vous les avez conservés précieusement dans un cocon plein de technologies évolutives que vous avez définies pour eux. La chaleur douillette du monde satisfaisait les jeunes comme les vieux. À ces derniers, vous avez laissé la vie d’un papillon. Quelques jours pour éclore du cocon, profiter des derniers parfums des fleurs du printemps avant que la chaleur n’assèche le moindre rameau qui tentait de survivre, ne dénude la dernière rose.
Je vous écris du futur parce que je n’ai pas attendu de devenir papillon. J’ai quitté le cocon avant d’y être entortillé dans un fil de soie. C’était beau ce fil de soie. Mais moi, je voulais suivre le fil de moi. Alors j’ai quitté hier. Je vous ai délaissé. Je vous ai dépassé. J’ai suivi le papillon qui m’a montré le sauvage. J’ai été homme, femme, sans genre. J’ai été animal, aigle, loup, tortue, abeille, je ne sais plus. Puis ça n’intéresse que moi. Et toi peut-être, qui es en train de me lire.
Je t’écris du futur pour te dire qu’hier est derrière, demain encore un mystère et que seul compte le présent parce que c’est un cadeau que tu dois accepter. Seulement, si tu veux que ton cadeau soit beau, c’est à toi d’en prévoir le devenir en l’embellissant maintenant, en ne le salissant plus.
Je t’écris du futur pour que tu me suives sur la voie animale : prends soin des tiens, prends soin de ceux qui te sont confiés, ne baisse jamais les bras, n’oublie jamais de jouer.
Je t’écris du futur parce que je t’aime. Je t’aime parce que toi, tu entends le cri du papillon. Alors continue à marcher, marche dans la Beauté et sois heureu.x.se ! Et si nous ne sommes que des papillons – ou des abeilles, pourquoi pas ? – nous fécondons le monde en prévision de demain afin que le présent ne s’écrive plus jamais au futur hypothétique.
Bien à vous. Bien à toi.