Je suis né en déménagement. Non, pas tout à fait. J’ai été un bébé déménageur. Ou un bébé déménagé. Poussé dans un landau sur les trottoirs de la plus grande ville du monde, je me suis soudain retrouvé bercé par le clapotement des vagues de Méditerranée. Pour une saison. Ensuite, plus tard, couvé par la neige d’une station de ski, emmitouflé dans l’hiver. J’ai vécu à un bout de la France. Je suis allé habiter jusqu’à l’autre bout. J’ai niché au centre aussi. Enfin, c’est ce que révélaient les prospectus de l’office du tourisme. Puis j’ai voyagé. Loin. Pas seulement un voyage simple, mais bien une résidence, comme celles qui offrent aux artistes l’opportunité de cultiver leur art. J’ai cultivé celui d’ouvrir les yeux, d’inspirer du fond des narines, de sentir les vents sur le visage, de parcourir les traces de l’ailleurs avec des mains avides de chaleur, de douceur, de bonheur.
D’une cantine métallique à un container tagué, j’ai amassé des souvenirs périssables, des souvenirs durables, des souvenirs à ne jamais oublier.
Je rentre juste d’une longue marche. Dehors la neige est usagée. Mes deux bons gros chiens sont fatigués. Moi aussi. Ils sont couchés devant la cheminée. Je m’affale sur mon canapé sans envie de lire, regarder la télé ou écouter du reggae. Seul. Enfin, je veux dire à part les chiens, le chat et la tortue. Dans la pièce, sur chaque étagère, sur chaque meuble – quand ce n’est pas le meuble lui-même – se livre une empreinte du passé, un de ces objets qui me propulse à l’envers. Libye, Cuba, Nicaragua, Ouganda, Malte, Liban, Angola, Zaïre. Mon chez-moi est une agence de voyages enfermée dans un cabinet de curiosités. Si je le pouvais, je prendrais le temps de vous conter la moindre bricole. Seulement, je n’ai pas le temps. J’attends ma fille. Et son fils. Mon petit-fils, bien sûr !
Il est trop grand pour que je lui offre des cadeaux d’enfants. C’est un ado maintenant. Il se régale d’un billet qu’il dépensera sans compter pour faire ce qui lui plaît. Pourtant, ce serait dommage que dans un temps que je souhaite le plus lointain, il ne sache pas choisir ce qu’il conservera d’un grand-père voyageur sédentaire ou touriste casanier.
Pendant que le chat ronronne sur mes genoux, pas gêné du tout par mon jean mouillé, je regarde le mur. Elle est là. C’est elle la clé de ma transmission. Celle qui lui ouvrira l’infini, l’air de rien, avec ses taches de rouille, son aspect inutile, jetable. Justement, c’est d’elle qu’il devra prendre soin.
Je ne suis pas certain que sa mère saura s’en souvenir. Elle était petite. Nous étions à Addis-Abeba. Moi pour le travail, elle parce que personne ne pouvait la garder en sécurité. À cette époque, Kampala n’était pas une ville très sûre. Même dans les maisons gardées par des policiers. Nous y vivions tous les deux. Alors je l’avais menée avec moi. Elle s’était vite fait des copines pour la semaine. Un ami nous hébergeait. Il avait des filles. Ça tombait bien. Elles s’étaient plu. Quant à notre hôte, il occupait des fonctions qui ouvraient le champ aux mystères du temps. Il connaissait ma passion pour le pays. Il savait mon attachement à l’Histoire. Il voyait bien que mes yeux s’écarquillaient à longueur de journée. Mon intérêt pour Rimbaud lui était familier. Celui pour S.I.M. Hailé Sélassié I s’avérait plus récent. Un soir, devant nos verres de whisky on the rocks, encensés par la cigarette parfumée que nous nous refilions, il m’avait proposé de repartir avec un souvenir d’Éthiopie digne des passagers de marque. Qui étais-je pour en bénéficier ? Un trafiquant comme le poète d’antan ? Il m’avait prévenu. Pas question de se faire coincer à la douane. J’avais souri.
– Moi, tu me connais ! J’ai l’habitude de fricoter avec l’illégal ! Puis, j’ai la petite ! Elle passe tous les contrôles !
Il avait ri de son rire franc, chaleureux, heureux. Il avait évoqué une bible ancienne, un objet qui avait à la fois la valeur de sa foi, mais aussi celui de l’appropriation cultuelle. Je n’étais pas un pilleur des ailleurs étrangers. Enfin, pas pour une bible. Même copte. Parce que juste après, quand il avait évoqué une croix, je n’avais pas hésité. Je n’étais pas un saint. J’allais y mettre le prix. Celui que je me destinais. Pas de trafic. Juste un hommage.
Un hommage accroché sur un mur, des années après, telle une antiquité sans valeur pour fidèles peu orthodoxes.
Mais là, alors que la nuit est tombée sans que je n’aie fermé les volets, je sais l’Histoire derrière ce bout de métal typique de l’Éthiopie légendaire. Demain, c’est ce que j’expliquerai au minot. Ça l’emmerdera un peu, mais je saurai le faire rêver plus fort que sa weed avec ou sans THC.
Je lui expliquerai qu’à la base, il y a cette femelle sublime qui continue à briller dans les cieux avec les diamants de l’éternité. Australopithèque, grand-mère universelle ou pas, elle est l’inspiration de tant de mes écrits que je ne pense jamais me lasser de son évocation. Tu vois, minot, un jour elle s’est levée pour se dresser pareil à cette croix au-dessus de la cheminée. Petite, mais solide ! Pleine de foi, d’espoir dans l’évolution de son monde. Elle ne savait pas que trois millions d’années et des virgules plus tard, notre espèce aura pratiquement tout massacré. Mais Lucy l’avait fait. Et même si elle n’était ni la première ni la seule, même s’il y avait des mâles pas loin, je suis persuadé que c’est sa féminité qui l’avait élevée. Elle mérite le respect à jamais, gamin ! Toutes les femmes méritent le respect. Enfin, presque toutes. En plus, n’oublie pas que sur cette croix s’écrit la légende de la reine de Saba. À l’époque Salomon était le plus grand roi en titre. Il avait entrepris l’édification du temple qui relierait les humains à l’inconnu annoncé par des prophètes sans église. La reine Makeda avait entrepris un long voyage depuis ses montagnes pour se rendre à la cour du roi des Juifs. Ils avaient été amants. Elle était repartie, grosse de la présence de Ménélik qui régnerait à sa suite. Ménélik qui, des années plus tard rendrait visite à son père et lui déroberait l’Arche d’Alliance. Il la ramènerait pour la cacher dans son pays, là où personne ne l’a jamais découverte. Ça t’épate, hein, gamin ! Un roi voleur ! Non, juste un homme sage qui voulait protéger les Tables de la loi. Tu vois ça ? Sur ce bout de métal aplati ! Regarde bien, tu verras aussi les vers d’un poète français exilé jusqu’à la mort sur ces terres étranges. Sur un bateau ivre, tu le rejoindras pour des saisons à l’envers ou des marchandages infinis. À toi de le croire de bois ou de fer. Puis sur cette croix, tu as aussi le nom du dernier empereur qui ait régné sur l’Éthiopie, le Roi des Rois, le Negusta Nagast, Hailé Sélassié. Lui, en vrai, c’était un homme qui comme tous les hommes avait des défauts. Plus encore quand tu es un monarque. N’empêche que c’est lui qui a prononcé un discours sans appel pour l’unité de l’Afrique, pour signifier que rien ne changera tant que la philosophie qui fait la distinction entre une race supérieure et une autre inférieure ne sera pas finalement et pour toujours discréditée et abandonnée ; tant qu’il y aura encore dans certaines nations des citoyens de première et de seconde classe ; tant que la couleur de la peau d’un homme n’aura pas plus de signification que la couleur de ses yeux. Peu de dirigeants du monde moderne ont déjà tenu ce genre de discours. Tu vois tout ça sur cette croix. Il est aussi dit que l’Éthiopie est le seul pays africain qui n’ait jamais été colonisé. D’accord, avec le Libéria ! Mais ça m’étonnerait qu’à ton âge tu le saches déjà. De plus, le Libéria a été entièrement créé pour renvoyer vers l’Afrique des esclaves afro-américains dont un paquet de blancs, encagoulés ou pas, souhaitaient se débarrasser sans forcément les pendre à des branches d’arbres…
Je lui dirai tout ça demain. Pour qu’il soit fier du reste de sang éthiopique qui coule dans ses veines par sa maman et sous sa peau teintée.
Pour l’heure, je bouge un peu. J’attrape délicatement Chachamané qui ronronne toujours. Je le pose à côté. Évidemment, à force d’en parler, je me lève et vais vers la cheminée. J’attrape ma petite croix copte éthiopienne. Elle ne pèse pas lourd et, en même temps, comme on dit maintenant, elle est le poids du monde. Le mien. Je pars rejoindre le chat. Les chiens n’ont pas bougé. Au passage, j’envoie un vinyle de Mulatu Atsake en stand-by sur ma platine. Personne ne le sait, mais cette croix porte en elle toutes les musiques de l’origine adornées par les arrangements musicaux des temps nouveaux. Personne ne le sait. Sauf moi. Et vous, si vous avez été jusque là. Alors, soyez bénis. L’important reste que chaque croix que l’on porte soit une réjouissance plutôt qu’un calvaire.