Les textes en italiques sont des extraits de poèmes de Blaise Cendrars. Le titre est écrit avec des lettres barrées. C’est une mise en scène en cours, à terminer un jour ou l’autre. Ou jamais. Comme Blaise.
Noir sur la scène.
Voix off : Aix-en-Provence … 10mn d’arrêt… Rafraîchissements… (fade out)
Eclairage d’un globe sur la scène.
Bruits de trains.
Voix off : Le train à destination des zones libres quittera la gare … (fade out)
Eclairage du hublot. L’image d’un train en noir et blanc passe.
Voix off : Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre ?
Eclairage de la scène. Blaise marche de long en large.
Sur la scène une table sur laquelle trône le globe.
Le mur du fond est un pan de cabine de bateau trouée par un hublot. Un masque africain y est suspendu avec un cadre et des photos. Un cadre avec une voiture décapotable rouge (Alfa Roméo).
Devant ce mur un hamac accompagné d’une table basse côté cour. Des livres y sont posés.
A gauche de ce faux mur, un musicien est installé, mais on ne le voit pas encore.
Côté jardin, un vieux piano sur lequel est posée une machine à écrire, une bouteille style rhum, un verre de punch, une lampe, un tabouret de bar.
Voix off : Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre ?
Blaise marche jusqu’au piano, s’installe sur le tabouret, ouvre le couvercle, le referme en claquant, se tourne vers le public.
Cendrars :
Je suis né en 1887. Je m’appelle Frédéric Sauser. Je suis Suisse. Je prends la vie en train.
En ces temps là j’étais en mon adolescence
J’avais à peine seize ans et je ne me souvenais déjà plus de ma naissance.
J’étais à Moscou, où je voulais me nourrir de flammes
Et je n’avais pas assez des gares et des tours que constellaient mes yeux
En Sibérie tonnait le canon c’était la guerre
La faim le froid la peste le choléra
Et les eaux limoneuses de l’Amour charriaient des millions de charognes …«
Blaise se lève et parcourt le devant de la scène.
Dans toutes les gares je voyais partir tous les derniers trains
Personne ne pouvait plus partir car on ne délivrait plus de billets
Et les soldats qui s’en allaient auraient bien voulu rester…
Un vieux moine chantait la légende de Novgorode.
Prose du Transibérien et de la petite Jeanne de France
Voix off insistante : Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre ?
Blaise se lève, traverse la scène, se pose dans le hamac, assis.
Cendrars :
Je suis déjà un mauvais poète, pas encore un bon soldat. J’ai mes deux mains pour panser les blessures de mon enfance. Je viens de croiser la petite Jeanne de France.
A Tchita, nous eûmes quelques jours de répit
Arrêt de cinq jours vu l’encombrement de la voie
Nous le passâmes chez Monsieur Iankéléwitch qui voulait me donner sa fille unique en mariage
Puis le train repartit
Maintenant c’est moi qui avais pris place au piano et j’avais mal aux dents
Je revois quand je veux cet intérieur si calme le magasin et les yeux de la fille qui venait le soir dans mon lit
Moussorgsky
Et les lieders de Hugo Wolf
Et les sables du Gobi
Et à Kaïlar une caravane de chameaux blancs…
Prose du Transibérien et de la petite Jeanne de France
Derrière le hublot, images de dunes, de sables, de caravanes. Blaise se lève et va faire tourner le globe.
Cendrars :
Je crois bien que j’étais ivre durant plus de 500 kilomètres
Moi j’étais au piano et c’est tout ce que je vis
Quand on voyage on devrait fermer les yeux…
Prose du Transibérien et de la petite Jeanne de France
Noir sur la scène. Blaise se lève, va s’asseoir sur le tabouret de bar et contemple le piano. Vieilles images de New-York par le hublot. Statue de la Liberté.
Cendrars :
Ma mère joue du piano. En Suisse, à Naples, ailleurs. Ma femme, Féla, la mère de mes enfants, joue du piano. En Pologne dans le ghetto, à Berne à l’université, à New-York à Pâques.
Blaise se lève, va devant la scène.
Cendrars :
Ils sont dans les boutiques sous des lampes de cuivre,
Vendent de vieux habits, des armes et des livres.
Rembrandt aimait beaucoup les peindre dans leurs défroques.
Moi, j’ai ce soir marchandé un microscope.
Hélas ! Seigneur, Vous ne serez plus là après Pâques !
Seigneur, ayez pitié des Juifs dans les baraques.
Les Pâques
Blaise se sert un verre. Il boit, fait quelques pas vers le hublot. Image de la Tour Eiffel.
Voix off plus insistante : Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre ?
Cendrars :
Oh! La peste soit de ces femmes que j’ai en moi ! Qu’ai-je à voir de Montmartre ? Mes amis y sont … tous … poètes … artistes … déracinés. Apollinaire, Léger, Picasso et autres émigrés brassant aujourd’hui leur linge sale au lavoir. Et deux mains encore ! Pour combien de temps ? Dehors, c’est déjà la guerre. On y va tous. On y crèvera… Tous !
Blaise pose le verre sur la table basse, s’allonge dans le hamac. Un temps. Ils se relève.
Cendrars, en mimant :
Une deux, une deux
Et tout ira bien…
Ils chantaient
Un blessé battait la mesure avec sa béquille
Sous le bandeau son œil
Le sourire du Luxembourg
Et les fumées des usines de munitions
Au-dessus des frondaisons d’or
Pâle automne fin d’été
On ne peut rien oublier.
La guerre au Luxembourg
Blaise s’avance vers la scène.
Cendrars :
J’ai 28 ans, je m’appelle Blaise Cendrars pour le feu et la braise. Je prends la vie en train, en bateau, en auto. Je n’ai plus qu’un bras, trois enfants à naître, une femme, et ma seule main gauche qui ne la caresse plus … pour l’amour de l’Art !
Sur la robe elle a un corps.
Le corps de la femme est aussi bosselé que mon crâne
Glorieuse
Si tu t’incarnes avec esprit
Les couturiers font un sot métier
Autant que la phrénologie
Mes yeux sont des kilos qui pèsent la sensualité des femmes…
Dix-neuf poèmes élastiques
Blaise va se coucher dans le hamac. Des palmiers s’agitent derrière le hublot. Noir sur la scène. Blaise n’a plus qu’un bras : le gauche.
Cendrars :
Onoto-visage
Cadran compliqué de la Gare Saint-Lazare
Apollinaire
Avance, retarde, s’arrête parfois.
Européen
Voyageur occidental
Pourquoi ne m’accompagnes-tu pas en Amérique ?
J’ai pleuré au débarcadère
New-York
Les vaisseaux secouent la vaisselle
Rome Prague Londres Nice Paris
Oxo-liebig fait frise dans ta chambre
Les livres en estacade
Les tromblons tirent à noix de coco
« Julie ou j’ai perdu ma rose »
Futuriste.
Hamac.
Dix-neuf poèmes élastiques
Blaise se relève, plante son regard dans le hublot. La mer s’y dessine en vagues. Il se retourne.
Cendrars :
J’ai 37 ans. On m’appelle le poète de la main gauche… Apollinaire est mort à la guerre. J’ai rencontré Raymone Duchâteau, une comédienne … jeune. Sept ans déjà ! Chiffre mythique. Comme l’aventure de mes oncles. J’aime Raymone. Pas elle. Je l’aime sans l’attoucher. Elle est belle comme une goélette, je suis paquebot. Elle est l’étincelle des jardins d’hiver, je suis le bougon des printemps dépravés. L’envie amère m’a embarqué à bord du Formose, au cœur du monde.
Blaise va vers le piano, attrape d’une main la machine à écrire, la pose sur la table en faisant chuter le globe.
Cendrars :
Aujourd’hui je suis peut-être l’homme le plus heureux du monde
Je possède tout ce que je ne désire pas
Et la seule chose à laquelle je tienne dans la vie chaque tour de l’hélice m’en rapproche
Et j’aurai peut-être tout perdu en arrivant.
Vie dangereuse
Feuilles de route
Blaise ramasse le globe d’une main. Il va le poser sur le piano. Il attrape le tabouret, le traîne jusqu’à la table. Il se pose devant sa machine. Il scrute les spectateurs.
Derrière lui, dans le hublot, des photos de visages défilent, connus ou inconnus, proches ou issus du hasard de rencontres.
Cendrars :
Tu m’as dit si tu m’écris
Ne tape pas tout à la machine
Ajoute une ligne de ta main
Un mot un rien oh pas grand’chose
Oui oui oui oui oui oui oui oui
Ma Remington est belle pourtant
Je l’aime beaucoup et travaille bien
Mon écriture est nette et claire
On voit très bien que c’est moi qui l’ai tapée
Il y a des blancs que je suis seul à savoir faire
Vois donc l’œil qu’a ma page
Pourtant pour te faire plaisir j’ajoute à l’encre
deux trois mots…
Il se lève, va chercher son verre sur la table basse, verse un peu de punch sur la machine à écrire.
…Et une grosse tache d’encre
Pour que tu ne puisses pas les lire.
Lettre
Feuilles de route
Blaise rit à perdre son souffle. Il boit, pose son verre à côté de la machine.
Cendrars :
Je ris
Je ris
Tu ris
Nous rions
Plus rien ne compte
Sauf ce rire que nous aimons
Il faut savoir être bête et content.
Rire
Feuilles de route
Blaise esquisse quelques pas de danse. Il se dirige vers le piano. Il fait tourner le globe.
Cendrars :
Sur les routes du monde j’essaime des feuilles où les mots sont, dominent, chantent. Chaque soir, pour me poser, j’erre jusqu’au sacrifice, à l’hôtel des étrangers.
Quel est Amour le nom de mon amour ?
On entre
On trouve un lavabo une épingle
A cheveux oubliée au coin
ou sur le marbre
De la cheminée ou tombée
Dans une raie du parquet
Derrière la commode
Mais son nom Amour quel est le nom de mon amour
Dans le hublot, un visage africain se détache.
Voix off : Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre ?
Cendrars :
Encore toi. En voix ? Que faut-il donc que je retrouve à Montmartre. Ai-je perdu quelque chose ou quelqu’un qu’à chaque étape tu m’interpelles ? Je prends la vie comme un roman de Gustave le Rouge que je découpe, colle et assemble. Je suis le monde, de cargos en trains, baigné dans les vapeurs des machines ou des sources lointaines. Je suis le documentaire de l’époque étalé sur des clichés Kodak.
Dix heures du soir viennent de sonner à peine distinctes dans l’épais brouillard qui ouate les docks et les navires du port
Les quais sont déserts et la ville livrée au sommeil
On longe une côte basse et sablonneuse où souffle un vent glacial
et où viennent déferler les longues lames du Pacifique
Cette tache blafarde dans les ténèbres humides c’est la gare du Canadian du Grand Tronc
Et ces halos bleuâtres dans le vent sont les paquebots en partance pour le Klondyke le Japon et les grandes Indes
Il fait si noir que je puis à peine déchiffrer les inscriptions des rues où je cherche avec une lourde valise un hôtel bon marché
Tout le monde est embarqué
Les rameurs se courbent sur leurs avirons et la lourde
embarcation chargée jusqu’au bordage pousse entre les hautes vagues
Un petit bossu corrige de temps en temps la direction d’un coup de barre
Se guidant dans le brouillard sur les appels d’une sirène
On se cogne contre la masse sombre du navire et par la hanche tribord grimpent des chiens samoyèdes
Filasses dans le gris-blanc-jaune
Comme si l’on chargeait du brouillard.
Vancouver
Kodak
Fumée sur la scène. Le musicien passe d’une rythmique africaine à un jazz de circonstance. La statue de la liberté vient en surimpression sur le visage africain. Blaise arpente la scène.
Cendrars :
Qui suis-je pour nourrir ainsi le monde de mots dévoilés d’un continent à l’autre ? Où suis-je pour poursuivre ainsi d’un zèle impossible les rayures bariolées d’un monde en noir et blanc.
Je suis en Amérique. Pas celle qui m’a tatoué la peau. Pas celle du Sud. Pas celle du Brésil, celle des Fazendas, des garimpeiros, de la richesse sans frontière, de la misère naturelle !
Non, je suis en Amérique des Etats-Unis ! Sur la piste de l’or de Sutter, sur le boulevard du cinéma de la cité des anges pas encore déchus, dans les coins sombres où Jemmings, un ancien braqueur de trains, m’a offert son bien le plus cher : un pistolet !
La rue bien qu’indiquée sur le plan officiel de la ville n’est encore constitué que par des clôtures de planches et des morceaux de gravats
On ne la franchit qu’en sautant au petit bonheur les flaques d’eau et les fondrières
Au bout du boulevard inachevé qu’éclairent de puissantes lampes à arc est le club des haricots Noirs qui est aussi une agence matrimoniale
Coiffés d’un feutre de cow-boy ou d’une casquette à oreillettes
Le visage dur
Des hommes descendent de leurs 60 chevaux qu’ils étrennent s’inscrivent consultent l’album des photographies
Choisissent leur fiancé qui sur un câble s’embarquera à Cherbourg sur le Kaiser Wilhem et arrivera à toute vapeur
Ce sont surtout des Allemandes
Un lad vêtu de noir chaussé de molleton d’une correction glaciale ouvre la porte et toise le nouveau venu d’un air soupçonneux
Je bois un cocktail au whisky puis un deuxième puis un troisième
Puis un mint-julep un milk-mother un prairy-oyster un nigt-cap.
Club
Kodak (documentaire)
Noir sur la scène. Bruit de verre brisé. Lumière orangée. Blaise est assis au bord du hamac.
Cendrars :
L’abus est bu. J’ai dans ma tête tous ces espaces sur lesquels j’ai posé mes pieds, en vrai ou en contrefait. Comme le mélange alcoolique des clubs américains, j’incube en moi ces endroits du bout des mondes où j’ai ramassé la poussière de ma seule main valide. Y étais-je alors ? Etais-je loin de Montmartre ? Etais-je vraiment sans le sou en Chine, loin des mandarins, des canards laquais de l’impérialisme, des chiens consommés ? Etais-je dans l’Afrique de mes Petits Contes Nègres pour les enfants des blancs ?
Oh ces négresses que l’on rencontre dans les environs du village nègre chez les trafiquants qui aunent la percale de traite
Aucune femme au monde ne possède cette distinction cette noblesse cette démarche cette allure ce port cette élégance cette nonchalance ce raffinement cette propreté cette hygiène cette santé cet optimisme cette inconscience cette jeunesse ce goût.
Ni l’aristocrate anglaise le matin à Hydepark
Ni l’Espagnole qui se promène le dimanche soir
Ni la belle Romaine du Pincio
Ni les plus belles paysannes de Hongrie ou d’Arménie
Ni la princesse russe raffinée qui passait autrefois en traîneau sur les quais de la Néva
Ni la chinoise d’un bateau de fleurs
Ni les belles dactylos de New-York
Ni même la plus parisienne des Parisiennes
Fasse Dieu que durant toute ma vie ces quelques formes entrevues se baladent dans mon cerveau.
Chaque mèche de leurs cheveux est une petite tresse de la même longueur ointe peinte lustrée
Sue le sommet de la tête elles portent un petit ornement de cuir ou d’ivoire qui est maintenu par des fils de soie colorée ou des chaînettes de perles vives.
Blaise s’est levé en récitant. Il se dirige à nouveau vers le globe qu’il ramasse. Il le fait tournoyer de plus en plus vite.
Cendrars :
Et moi, sur le sommet de mon crâne, je porte une casquette plombée par tous les verres bus en compagnie de pochtrons trop célèbres pour être au net. Modogliani à Paris. Léger aussi. Et les alcooliques mondains du Brésil, de Russie, de la Riviera, de Naples ou même de ….