Voyage en temps chamanique

Un guide. Je cherchais un guide . Pour une visite non commentée, un soupçon d’exploration qui ne soit qu’un long instant de contemplation.

En écrivant ici, prêt à soumettre mes mots à d’autres regards – les vôtres – je sais que chacun aura l’expérience de la consigne qui accompagne cet exercice. Consigne suivie avec plaisir pour une approche intuitive, un éveil à pousser les portes de la perception. Elle est très simple : allez dans le couloir du temps et ouvrez une porte de votre passé.

Première fois pour moi qu’une telle occasion m’est proposée. C’est avec un certain plaisir que j’avoue l’avoir vécue, mon esprit a priori influencé par avance. Quelle influence ? Celle de ces petits clics sur une page FB qui vous projette dans des personnages sensés vous correspondre. Ou pas ! C’est toujours marrant de jouer avec les algorithmes de ces petites psychologies du hasard lorsque la question se pose de savoir comment les réponses dessinent des clins d’oeil si réels. Pour moi. Quelles photos sur mon mur, quels commentaires ai-je écrits, quels posts ai-je aimés pour ainsi me voir attribuer un costume, des qualités ou des défauts ? Toujours est-il que les réponses me surprennent souvent. Enfin, celles que je partage ensuite ! Quel est ton chien préféré ? Que signifie ton prénom dans la mythologie bantoue ? Qui étais-tu dans une vie antérieure ? 

Bim ! Parti au pied de l’escalier en colimaçon qui monte, car j’ai négligé l’aspect cave. Après une dizaine de marches (mais est-ce bien suffisant pour que l’on s’élève ?), j’arrive dans un couloir assez long avec des portes numérotées. Certes, mais combien de vies ai-je eues auparavant ? Beaucoup, visiblement. Une lumière bleutée m’indique quelle sera ma destination. La porte est juste une porte en bois. Une fois ouverte, je sens déjà le bleu du ciel qui m’arrive en plein dans les yeux, appuyé par un soleil splendide, un soleil qui porte en ses rayons une bonne odeur maritime. Je m’apprête à me diriger vers une île quand le maître du je – il y en a toujours un ! – me signifie que je suis en plein brouillard. Je veux bien le croire, mais des brumes dans les Caraïbes me semblent pour le moins déplacées. J’ai omis de préciser que je pense me trouver en Jamaïque. Carrément ! Je suis affirmatif. Lorsque la voix du jeu me demande de découvrir qui je suis, un rien de déception voile ma  sensation de transformation. Je suis un Blanc. Enfin, blanc bronzé comme des mains peuvent l’être. Moi qui croyais avoir été un Noir, comme Nino Ferrer. Ou un Amérindien comme Geronimo ! Pas cette fois ! Peut-être jamais.

Mais ici et maintenant, c’est à dire sous le soleil pas loin de la mer, exactement, voilà bien longtemps, j’ai les mains d’un blanc qui n’est ni un travailleur manuel, ni un aristocrate. Des mains qui ont essuyé quelques combats contre des éléments naturels. Je porte au moins une bague, mais vraisemblablement deux, l’une étant une alliance. L’autre est assez large, malheureusement je n’ai pas le temps d’en deviner davantage, car la brume pourpre se dévoile (effectivement, je ne lui avais pas donné de couleur, mais c’est le titre d’une chanson de Jimi. Jimi Hendrix. Ça me fait plaisir de la citer).

Blague à part, je m’appelle Henri James Corvett. Pas la peine de chercher sur Internet, il n’y est pas. Ça m’arrange ! Mais je sais que nous sommes en 1760. Avec un tel patronyme, je ne suis pas français. Je me vois bien en pirate des Caraïbes, côtoyant La Buse ou même le Captain Morgan dont le nom est certainement plus connu par les buveurs de rhum que par les amoureux des Frères de la Côte. L’un n’étant pas incompatible avec l’autre, je vous l’assure. C’est du vécu. Seulement, je me rends vite compte que je ne suis pas du tout dans les Caraïbes. Je suis en Amérique, certes, mais en Amérique du Nord. Devant moi s’étale un jardin couvert de bosquets de fleurs dont certaines sembleraient des hibiscus, d’autres des lauriers roses et blancs. Est-ce vraisemblable sous ces climats ? Ce n’est pas plus incongru que 10 marches pour un escalier en colimaçon ! La mer est au fond du jardin. La mer, une lagune ou un bras de fleuve. La Nouvelle-Orléans ?

Quand je baisse les yeux pour découvrir mes pieds, j’y vois de bonnes bottes bien en cuir, avec un rabat d’époque. Elles n’ont pas essuyé que la douceur des tapis. Elles sont restées crottées par des vagabondages dans les terres. Je suis vêtu comme un bourgeois, pas du tout comme un dandy, ce qui m’aurait bien convenu. Toutefois, le monde d’alors n’était pas encore prêt pour accueillir cet équilibre subtil entre l’élégance, la poésie, la philosophie et le savoir-vivre hédoniste. 

En y pensant bien, il valait mieux que je sois Blanc dans ces années lointaines. Vous me direz que Noir en mai 2020 aux États-Unis n’est pas plus enviable qu’au XVIIIe siècle, surtout si l’on s’appelle Georges Floyd. Certes. Des changements ont pourtant eu lieu, mais le chemin vers l’équité se projette encore plus dans le lointain.

Me voilà joliment vêtu, coiffé d’un tricorne posé sur mes cheveux longs attachés en catogan. Un anneau créole en or pend à mon oreille. Quand même ! Je me distingue un peu. Comme un pirate, en fait ! En plus de cet anneau, mon avant-bras porte un tatouage, à l’intérieur du bras gauche. Un aigle pêcheur. Sinon, je suis armé. Déjà américain avant le second amendement ! Ceci étant, je n’ai pas trop changé. J’ai juste évolué avec les siècles puisque je suis toujours américain, mais d’abord français ! J’ai certainement fréquenté des Frenchies dans cette autre vie-là. Peut-être même une danseuse de cabaret à la jambe folle et légère ? En écrivant ces quelques mots, je me rends bien compte que dans ce jardin, je me sentais totalement Américain alors que dans le jardin où je suis en train d’écrire, présentement, je suis étatsunien. Sacrée différence, différence sacrée si l’on situe cette vie antérieure à l’époque que je vous ai indiquée. Seize ans avant l’Indépendance ! Seize ans avant la naissance  du premier pays au monde à définir les humains comme égaux les uns, les autres. Pas toujours appliqué ensuite, mais l’idée était si belle !

Je suis dans ce jardin fleuri, qui n’est pas celui d’une plantation. Lutter pour la liberté, oui, mais celle de tout un chacun, qu’il soit Noir, Indien ou Blanc. Alors, les maisons de maître ne sont pas les lieux que je fréquentais le plus. Je penserai même que je les fuyais déjà. Sauf si vous m’invitez ! Une exception à la règle ne brise pas une vie. Fut-elle celle d’un révolutionnaire !

Évidemment, si je suis là, c’est parce que la Constitution ne s’est pas écrite en un seul jour. Nous avons été nombreux à nous pencher sur sa rédaction auparavant, à y mettre nos espoirs, notre vision du devenir, notre humanité. Nous allions vers une nation jeune, dynamique, entreprenante. Une Start up ! Avant même de voir le jour, elle nourrissait en son sein quelques compagnons de l’ombre, une armée silencieuse de mercenaires de la liberté. Mercenaires sans salaire, avec un grand coeur !

Ça m’embête de revenir déjà au présent en songeant à ce chemin parcouru depuis cet instant si doux que j’ai vécu, caressé par les bises de mer, éclairé par la lumière solaire. Ça m’embête d’arrêter l’évocation sans avoir remonté le temps. Sans une pensée pour ceux que l’on n’a pas écoutés dans les siècles suivants. Je pense particulièrement à Henri David Thoreau que j’aurais été enchanté de rencontrer afin de boire un peu d’eau avec lui dans sa cabane de Walden. Je l’aurais bien rejoint avec un flacon de rhum, mais … Une autre porte, sans doute. Tiens ! J’ai peut-être croisé Martin Luther King alors que je n’étais qu’un bébé new-yorkais ! Qui sait ! Ou Angela Davis ? 

Bon, je suis dans ce jardin superbe. Le vent me parle de la mer. Je le sens bien. Le soleil est certes chaud, pas au point de me faire transpirer. Je reste digne. J’attends.

J’attends une femme fabuleuse. Fabuleuse parce qu’elle est évidemment belle, mais surtout parce qu’elle est encore plus révolutionnaire que je ne le suis. L’émancipation, oui. Mais celle des femmes, des esclaves, des Natives au même titre que les hommes. En y réfléchissant après coup, je suis bien heureux d’être un homme aussi. Ma belle attendue, je l’imagine déjà dans sa robe à fleurs, arborant un petit chapeau bien mignon qui surplombe un chignon tenu par une très belle tige en bois dont l’intérieur creux recèle une aiguille enduite de curare. Comme toutes les dames de Louisiane, elle ne sort jamais sans son ombrelle. C’est très pratique pour dissimuler une lame dans la cane qu’elle manie avec la dextérité d’un escrimeur militant. Quant à ce que l’on ne voit pas, sous ses jupons, je le sais parfaitement. Hors sa peau blanche, sa toison baudelairienne, elle cache un pistolet aussi gros que le mien, quelques balles de plomb ainsi qu’un sac à poudre. Tout cet arsenal est totalement féminisé pour la circonstance. 

Elle s’appelle Constance. Facile, je sais, mais le temps passe. Si vous préférez Juliette, n’hésitez pas. C’est certainement plus épique, mais tout aussi charmant. 

Enfin, Constance ou Juliette, l’expérience littéraire dans l’inconscient reprend. Une voix me rappelle qu’il est temps de franchir la porte du temps dans l’autre sens, en y abandonnant un repère. J’y accroche mon anneau. Je file au bout du couloir, je reprends l’escalier en colimaçon, je descends les dix marches, je suis à vous.

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